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Publié par Michel Castanier

Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : une leçon de géographie – 2

Premières tentatives de communication

L’hiver est la pé­riode d’entretien des ma­nèges en ville morte. La mairie de Rose-les-flots, qui sou­haite faire de sa petite cité la nouvelle capitale européenne des in­dustries fo­raines, loue aux gens du voyage ses terrains va­gues à la li­sière de la ville.

Le Grand Cirque Étonnant arrive dans le port méditerranéen comme à un poste-fron­tière. L’air très pur, étrangement ten­dre, rend délicats les con­tours de feuilles au-dessus des boites à lettres des péniches. Des chalu­tiers entrent dans la rade, sous le promontoire ro­cheux, et des petites barques ca­botent par les canaux à l’intérieur des ter­res. Il est envi­ron midi ; l’écume a l’éclat translucide des écail­les d’une mue de serpent.

– La douceur de vivre au bord de la Méditerranée est si grande que personne ne le croira, dit madame Ophélie, la femme-girafe, pimpante dans sa robe à pois, tenant son précieux chapeau cloche contre le vent du large.

Des coups de sifflet rythment la montée lente des palans dans une vaste pinède. La toile du chapi­teau se détend et se soulève autour des mâts. La splendide organi­sa­tion est en cale sèche pour des raisons obscures et que rien ne tra­hit dans un premier temps.

Le professeur, les lu­nettes étin­ce­lantes au soleil, vaporise son haleine avec son petit spray de po­che, et il apprend aux gen­darmes ac­courus pour l’interroger :

– On forme le cercle, messieurs.

– Les terrains vagues, c’est pas là.

Style se pré­sente comme le directeur du Grand Cirque Étonnant. Il dit :

– Nous n’avons pas notre pa­reil pour dis­traire le monde.

Il en­visa­ge la pos­sibilité que ses no­mades campent à de­meure. Il s’enquiert de la si­tuation écono­mique et promet de sa­tis­faire les requê­tes et les do­léan­ces si elles sont raisonnables.

Visage rose, besi­cles rondes en écail­les, ventru, ganté en été comme en hi­ver, un asepti­seur d’haleine dans la po­che de son gilet de soie concombre, notre directeur sera bientôt pour l’opinion pu­blique internationale l’Illustre géographe US Style, grand chasseur de Créatures Extraordi­nai­res.

L’Expédition Ptolémée

Les appels retentissent par tout le campement. Les artistes ar­ri­vent de l’Anatolie, pays d’avenir, de la Californie aux flux d’or, du Kilimandjaro à la tête chenue, des Abruzzes au lourd passé, du Nevada et ses fourrés de winchesters, de l’Afrique au grand rire, des ten­tes de l’Orient tumultueux. Les cavaleries soulèvent des tour­billons de poussière au­tour des roulottes et des cages.

Le professeur en­tre sur la piste ocre du chapiteau, son pe­tit bagage à la main.

Un murmure d’admira­tion parcourt l’Assemblée rangée pour le jour J sur les gradins du chapiteau afin d’assis­ter au départ de la mémorable ex­pé­di­tion.

– Serait-ce un pays d’où l’on ne revient pas ? de­mande Lolotte, la femme-python, se coulant à sa place au bas des gra­dins. Elle est soucieuse, mais le large sourire que lui a donné l’habitude de la piste nuit à la femme-python pour expri­mer ses sentiments.

L’audacieux érudit montre un calme courage.

– Je ne risquerais la vie ou la raison d’aucun d’entre vous pour rien au monde. C’est pourquoi, dans un premier temps, je me propose de partir seul.

On note l’insistance avec la­quelle Corentin Blanchard, régisseur général et grand ami d’Ulysse, propose sa com­pa­gnie. Le professeur serre son ami dans ses bras, et Cléopâtre, la femme-cro­codile – apparue entre les deux colla­borateurs comme entre les roseaux de l’antique Nil – témoignera avec émer­veille­ment qu’elle a vu des larmes briller derrière ses lu­net­tes.

– Il n’en est pas question, dit cet homme sublime à l’intention de l’assistance. Notre fidèle compagnon assurera la di­rec­tion du cirque pendant mon absence. Si quelqu’un parmi vous est digne de ce poste sensible, c’est bien ce cher Corentin.

Il étreint avec affection son régisseur pour chuchoter à son oreille, et la femme-cro­codile croit entendre : « Si tu traficotes la comptabi­lité, je te tue » – mais rien n’est sûr.

Style a mis pour cette occasion solennelle sa veste de tweed rousse et un pantalon de fla­nelle vert gazon de chez Armani. Un sac de sport en cuir Vuitton contient un né­ces­saire de natation, canot gonfla­ble, pal­mes, hublot de plongée et tuba en silicone. Le grand homme reporte sur l’Assemblée un ul­time re­gard circulaire empli de cette passion fiévreuse qui le dis­tin­gue du commun des mortels.

– Je suis entiè­rement d’accord avec le regretté Aris­tote, dit-il. Cette terre non re­censée sur nos cartes sera très chaude et cou­verte par les eaux, à l’exception de quel­ques îles sans doute.

C’est une mer­veille de voir l’assu­rance de notre bien aimé professeur, même s’il a, pour son départ le mal­heur de s’empêtrer dans le rideau de ve­lours rouge qui bloque l’entrée des coulis­ses. La tenture est une su­per­po­sition de deux lourds pan­neaux, et Ulysse, per­plexe, se re­trouve sur la piste ocre du cha­pi­teau.

Le professeur a sou­vent les gestes gau­ches d’un être em­bar­rassé par sa stature, alors qu’il est tout pe­tit. Ces étourde­ries sont dues à la pro­fondeur de ses mé­dita­tions.

Sa seconde tentative est la bonne.

Il est alors treize heures quarante-sept minutes, le 6 oc­tobre, premier jour de l’hi­ver.

– J’ai donc songé donc à emporter un maillot, dit une voix dans le lointain.

Le retour d’Ulysse

À treize heures quarante-sept mi­nutes, le 6 oc­tobre, ce même premier jour de l’hi­ver, Corentin Blanchard soutient par le coude, et parfois dans ses bras, l’intré­pide explo­rateur épuisé à son retour sous le chapiteau.

– Et comment c’est, là-bas ? demande le régis­seur.

– Tout à fait étonnant.

Les expressions changeantes et variées des visages don­nent à l’assistance sur les gradins l’air d’un arbre où chaque feuille est ani­mée par un fort vent. Les deux compagnons font quel­ques pas sur la piste ; demi-tour ; puis demi-tour ; demi-tour en­core.

– Bon. Alors ? dit Corentin.

Style, son sac de sport à la main, s’adresse à de longues fa­lai­ses de vi­sa­ges clairs, at­ten­tifs et légè­rement cir­cons­pects : l’Assemblée réunie au grand com­plet pour son retour.

– J’ai su me glisser dans un bref in­ters­tice de clair­voyance dès ma première expédition. Et me voici !

En signe de joie un saltim­banque dans une sphère de cui­vre roule en tous sens sur le tapis de piste. Les plus im­pressionnables parmi les artistes font la grande roue avec lui en guise de bienvenue. Le professeur dépose son ba­gage non sans témoi­gner d’une certaine lassitude.

– Aristote a eu tort au sujet des eaux. Du moins, pour le moment.

Une réflexion de Saint Augustin

Comme le remarque Saint Augustin, à juste titre : Si je ne réfléchis pas au temps, je sais ce que c’est. Si j’y réflé­chis, je ne sais plus.

En effet.

Il n’est pas aisé de mettre les faits à peu près dans l’ordre. Une thèse monu­men­tale – Hermé­neuti­que de la Grande Catastrophe. Réflexions et conséquences – avance à cet égard une hy­pothèse qui laisse songeur : Le temps au cours de l’expérience à haut risque de l’éminent géographe serait-il un éternel présent dans l’espace illimité ?

L’éminent géographe, consulté, consent à donner quel­ques précisions.

– A moins qu’à l’égal du moine cis­tercien Césaire d’Heisterbach, nous n’ayons oublié le pas­sage du temps à l’écoute du chant d’un oi­seau ? …

La ques­tion reste posée.

#série littéraire #fiction mystérieuse

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