Le Cercle des Explorateurs Enthousiastes : une leçon de géographie – 2
Premières tentatives de communication
L’hiver est la période d’entretien des manèges en ville morte. La mairie de Rose-les-flots, qui souhaite faire de sa petite cité la nouvelle capitale européenne des industries foraines, loue aux gens du voyage ses terrains vagues à la lisière de la ville.
Le Grand Cirque Étonnant arrive dans le port méditerranéen comme à un poste-frontière. L’air très pur, étrangement tendre, rend délicats les contours de feuilles au-dessus des boites à lettres des péniches. Des chalutiers entrent dans la rade, sous le promontoire rocheux, et des petites barques cabotent par les canaux à l’intérieur des terres. Il est environ midi ; l’écume a l’éclat translucide des écailles d’une mue de serpent.
– La douceur de vivre au bord de la Méditerranée est si grande que personne ne le croira, dit madame Ophélie, la femme-girafe, pimpante dans sa robe à pois, tenant son précieux chapeau cloche contre le vent du large.
Des coups de sifflet rythment la montée lente des palans dans une vaste pinède. La toile du chapiteau se détend et se soulève autour des mâts. La splendide organisation est en cale sèche pour des raisons obscures et que rien ne trahit dans un premier temps.
Le professeur, les lunettes étincelantes au soleil, vaporise son haleine avec son petit spray de poche, et il apprend aux gendarmes accourus pour l’interroger :
– On forme le cercle, messieurs.
– Les terrains vagues, c’est pas là.
Style se présente comme le directeur du Grand Cirque Étonnant. Il dit :
– Nous n’avons pas notre pareil pour distraire le monde.
Il envisage la possibilité que ses nomades campent à demeure. Il s’enquiert de la situation économique et promet de satisfaire les requêtes et les doléances si elles sont raisonnables.
Visage rose, besicles rondes en écailles, ventru, ganté en été comme en hiver, un aseptiseur d’haleine dans la poche de son gilet de soie concombre, notre directeur sera bientôt pour l’opinion publique internationale l’Illustre géographe US Style, grand chasseur de Créatures Extraordinaires.
L’Expédition Ptolémée
Les appels retentissent par tout le campement. Les artistes arrivent de l’Anatolie, pays d’avenir, de la Californie aux flux d’or, du Kilimandjaro à la tête chenue, des Abruzzes au lourd passé, du Nevada et ses fourrés de winchesters, de l’Afrique au grand rire, des tentes de l’Orient tumultueux. Les cavaleries soulèvent des tourbillons de poussière autour des roulottes et des cages.
Le professeur entre sur la piste ocre du chapiteau, son petit bagage à la main.
Un murmure d’admiration parcourt l’Assemblée rangée pour le jour J sur les gradins du chapiteau afin d’assister au départ de la mémorable expédition.
– Serait-ce un pays d’où l’on ne revient pas ? demande Lolotte, la femme-python, se coulant à sa place au bas des gradins. Elle est soucieuse, mais le large sourire que lui a donné l’habitude de la piste nuit à la femme-python pour exprimer ses sentiments.
L’audacieux érudit montre un calme courage.
– Je ne risquerais la vie ou la raison d’aucun d’entre vous pour rien au monde. C’est pourquoi, dans un premier temps, je me propose de partir seul.
On note l’insistance avec laquelle Corentin Blanchard, régisseur général et grand ami d’Ulysse, propose sa compagnie. Le professeur serre son ami dans ses bras, et Cléopâtre, la femme-crocodile – apparue entre les deux collaborateurs comme entre les roseaux de l’antique Nil – témoignera avec émerveillement qu’elle a vu des larmes briller derrière ses lunettes.
– Il n’en est pas question, dit cet homme sublime à l’intention de l’assistance. Notre fidèle compagnon assurera la direction du cirque pendant mon absence. Si quelqu’un parmi vous est digne de ce poste sensible, c’est bien ce cher Corentin.
Il étreint avec affection son régisseur pour chuchoter à son oreille, et la femme-crocodile croit entendre : « Si tu traficotes la comptabilité, je te tue » – mais rien n’est sûr.
Style a mis pour cette occasion solennelle sa veste de tweed rousse et un pantalon de flanelle vert gazon de chez Armani. Un sac de sport en cuir Vuitton contient un nécessaire de natation, canot gonflable, palmes, hublot de plongée et tuba en silicone. Le grand homme reporte sur l’Assemblée un ultime regard circulaire empli de cette passion fiévreuse qui le distingue du commun des mortels.
– Je suis entièrement d’accord avec le regretté Aristote, dit-il. Cette terre non recensée sur nos cartes sera très chaude et couverte par les eaux, à l’exception de quelques îles sans doute.
C’est une merveille de voir l’assurance de notre bien aimé professeur, même s’il a, pour son départ le malheur de s’empêtrer dans le rideau de velours rouge qui bloque l’entrée des coulisses. La tenture est une superposition de deux lourds panneaux, et Ulysse, perplexe, se retrouve sur la piste ocre du chapiteau.
Le professeur a souvent les gestes gauches d’un être embarrassé par sa stature, alors qu’il est tout petit. Ces étourderies sont dues à la profondeur de ses méditations.
Sa seconde tentative est la bonne.
Il est alors treize heures quarante-sept minutes, le 6 octobre, premier jour de l’hiver.
– J’ai donc songé donc à emporter un maillot, dit une voix dans le lointain.
Le retour d’Ulysse
À treize heures quarante-sept minutes, le 6 octobre, ce même premier jour de l’hiver, Corentin Blanchard soutient par le coude, et parfois dans ses bras, l’intrépide explorateur épuisé à son retour sous le chapiteau.
– Et comment c’est, là-bas ? demande le régisseur.
– Tout à fait étonnant.
Les expressions changeantes et variées des visages donnent à l’assistance sur les gradins l’air d’un arbre où chaque feuille est animée par un fort vent. Les deux compagnons font quelques pas sur la piste ; demi-tour ; puis demi-tour ; demi-tour encore.
– Bon. Alors ? dit Corentin.
Style, son sac de sport à la main, s’adresse à de longues falaises de visages clairs, attentifs et légèrement circonspects : l’Assemblée réunie au grand complet pour son retour.
– J’ai su me glisser dans un bref interstice de clairvoyance dès ma première expédition. Et me voici !
En signe de joie un saltimbanque dans une sphère de cuivre roule en tous sens sur le tapis de piste. Les plus impressionnables parmi les artistes font la grande roue avec lui en guise de bienvenue. Le professeur dépose son bagage non sans témoigner d’une certaine lassitude.
– Aristote a eu tort au sujet des eaux. Du moins, pour le moment.
Une réflexion de Saint Augustin
Comme le remarque Saint Augustin, à juste titre : Si je ne réfléchis pas au temps, je sais ce que c’est. Si j’y réfléchis, je ne sais plus.
En effet.
Il n’est pas aisé de mettre les faits à peu près dans l’ordre. Une thèse monumentale – Herméneutique de la Grande Catastrophe. Réflexions et conséquences – avance à cet égard une hypothèse qui laisse songeur : Le temps au cours de l’expérience à haut risque de l’éminent géographe serait-il un éternel présent dans l’espace illimité ?
L’éminent géographe, consulté, consent à donner quelques précisions.
– A moins qu’à l’égal du moine cistercien Césaire d’Heisterbach, nous n’ayons oublié le passage du temps à l’écoute du chant d’un oiseau ? …
La question reste posée.
#série littéraire #fiction mystérieuse