Approche – 10
6
Il est sûr que vous attendez avec impatience ses visites, quand vos entretiens affectueux et tranquilles ne le portent qu’occasionnellement à se plaindre d’Éliane. Vos filles se perchent sur le lit médical, sur les genoux de Julien ou dans vos bras comme à des gréements.
Il a pour elles des attentions scrupuleuses. Il n’y a pas de réflexion d’Andréa ou de Félicité qui ne soit répercutée avec un souci attendri dans le cabinet médical ni d’anecdote familiale délicate qu’il ne savoure minutieusement dans votre compagnie.
Très à l’aise dans votre foyer, aussi épaté, aussi reconnaissant que l’enfant prodigue, il fait valoir à travers vous sa nostalgie d’une famille qu’il n’a pas su fonder. Il parle avec envie de la paternité – cet oubli de soi qu’il vit auprès de vous par procuration, par une chance dont il ne cesse de se féliciter et de vous remercier. Il dessine autour de vous l’élection d’un cercle privilégié.
– Nous formons une sorte de famille recomposée, cher père.
Il évoque un effet de la Providence, avec ce petit rire moqueur qui semble toujours l’excuser. Cette paternité mystique qui aurait de quoi agacer – et qu’il ressent dans la présence intelligente et tendre de vos filles – est, selon lui, une découverte d’autant plus précieuse qu’elle est tardive : en somme, une impression de paternité, qui n’est en rien une menace pour toi, ajoute-t-il en riant un peu plus fort.
Par une association d’idées que vous estimez troublante, il ne tarde jamais, après tant de gratitude, à la suite d’un silence heureux, de rappeler qu’il est en dette auprès de vous à cet égard.
__________
De son côté, votre épouse vous interroge sur Julien et, parfois, une de vos enfants s’attarde près de vous, incurieuse, ennuyée, avec un faux petit air blasé.
Éliane écoute vos réponses avec une attention sévère, sombre, soucieuse. Elle a cette sorte d’intelligence qui est comme du lierre chez certaines femmes et qui s’agrippe à votre propre intelligence et affaiblit ce qui est disjoint et montre une moindre résistance. Vous lui dites ne pas comprendre l’émotion de Julien – le singulier et entêtant reproche qui, énigmatiquement, l’anime à son égard. Il est si dénué de bon sens ! Vous y réfléchissez, accoudé contre votre épouse à une de vos fenêtres ouvertes sur une claire journée de février.
Vous faites remarquer que Julien peut être atteint, par exemple dans son affection pour vos enfants, d’élans d’une générosité et d’une joie inhabituelles, quoique assez vagues, imprécis, et qui sont dans vos conversations les rares méandres visibles d’un fleuve intime de préoccupations.
Éliane regarde avec circonspection l’hôtel particulier qui s’aère, toutes croisées ouvertes dans la fraîcheur de l’air, de l’autre côté de la place.
– Ton ami s’ennuie, dit-elle.
– Il nous aime.
– Il nous aime trop.
[à suivre]