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Publié par Michel Castanier

roman littérature récit
Hammershei

 

 

6

 

 

 

Il est sûr que vous attendez avec impa­tience ses vi­si­tes, quand vos entretiens affectueux et tranquilles ne le por­tent qu’occasionnellement à se plaindre d’Éliane. Vos fil­les se per­chent sur le lit mé­dical, sur les genoux de Julien ou dans vos bras comme à des gréements.

Il a pour elles des atten­tions scrupuleuses. Il n’y a pas de ré­flexion d’Andréa ou de Félicité qui ne soit répercu­tée avec un souci attendri dans le cabinet mé­dical ni d’anecdote familiale délicate qu’il ne savoure minutieuse­ment dans votre compagnie.

Très à l’aise dans votre foyer, aussi épaté, aussi re­connaissant que l’enfant prodigue, il fait va­loir à tra­vers vous sa nostalgie d’une famille qu’il n’a pas su fon­der. Il parle avec envie de la pater­nité – cet ou­bli de soi qu’il vit auprès de vous par pro­cura­tion, par une chance dont il ne cesse de se féli­citer et de vous re­mer­cier. Il dessi­ne au­tour de vous l’élection d’un cer­cle privilé­gié.

– Nous formons une sorte de famille recompo­sée, cher père. 

Il évoque un effet de la Provi­dence, avec ce petit rire moqueur qui sem­ble tou­jours l’excuser. Cette paternité mys­tique qui aurait de quoi aga­cer – et qu’il ressen­t dans la pré­sence intelligente et tendre de vos filles – est, se­lon lui, une découverte d’autant plus pré­cieuse qu’elle est tar­dive : en somme, une im­pression de pater­nité, qui n’est en rien une menace pour toi, ajou­te-t-il en riant un peu plus fort.

Par une asso­ciation d’idées que vous estimez trou­blante, il ne tarde ja­mais, après tant de gratitude, à la suite d’un si­lence heureux, de rappeler qu’il est en dette auprès de vous à cet égard.

 

__________

 

 

De son côté, votre épouse vous interroge sur Julien et, par­fois, une de vos enfants s’attarde près de vous, incu­rieuse, ennuyée, avec un faux petit air blasé.

Éliane écoute vos réponses avec une attention sévère, som­bre, sou­cieuse. Elle a cette sorte d’intelligence qui est comme du lierre chez cer­taines femmes et qui s’agrippe à votre propre intel­ligence et affaiblit ce qui est disjoint et montre une moindre ré­sistance. Vous lui dites ne pas com­prendre l’émo­tion de Julien – le singulier et entêtant re­pro­che qui, énigmati­quement, l’anime à son égard. Il est si dé­nué de bon sens ! Vous y réfléchis­sez, accoudé contre votre épouse à une de vos fenêtres ouvertes sur une claire journée de février.

Vous faites remarquer que Julien peut être at­teint, par exemple dans son affection pour vos en­fants, d’élans d’une générosité et d’une joie inhabi­tuelles, quoique as­sez vagues, imprécis, et qui sont dans vos conversations les rares méandres visibles d’un fleuve intime de préoccupa­tions.

Éliane regarde avec circonspec­tion l’hôtel parti­culier qui s’aère, toutes croisées ouvertes dans la fraî­cheur de l’air, de l’autre côté de la place.

– Ton ami s’ennuie, dit-elle.

– Il nous aime.

– Il nous aime trop. 

 

[à suivre]

 

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