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Publié par Michel Castanier

roman littérature récit
Vilhelm Hammershei

 

11

 

 

Votre épouse et votre ami auront une ultime dispute qui les laissera frémis­sants. Éliane, drapée dans l’écœurement comme par sa cape noire, file bientôt dans l’atelier.

– Une grande araignée tragique ! dit-il avec une gaieté doucereuse.

 Votre voisin est ce jour-là au goûter apparu en re­tard, mâchonnant ses bonbons à la menthe plutôt que de ba­varder, comme préoc­cupé et même mé­fiant – une certaine résorption farouche dans un coin de cuisine.

– Tu as l’air triste, lui a dit Andréa. Tu dois être amou­reux. 

Andréa, qui vous a rapporté un livret scolaire ex­cel­lent, est animée d’une générosité malicieuse dont votre hôte bénéficie – étrangement con­tent de cette réflexion, mais tout aussi étrangement fâché peu après.

Félicité, qui l’a regardé avec gravité, a insisté au­près d’Éliane pour qu’il dîne à la maison – requête que vous ap­puyez poliment.

Julien a fait semblant de protester, s’est insensi­ble­ment laissé faire, et il a quitté la maison pour im­pro­viser un sup­plément de courses – revenu à une vi­tesse confondante avec une omelette norvégienne (Éliane, qui avait déjà passé au four sa tarte aux mi­rabelles, a tourné le dos quelque temps), du vin de Bordeaux millésimé, et un petit pot de terre cuite qu’il a donné à Andréa.

Votre fille a considéré le minuscule cactus dans sa main comme il le méritait : avec circonspection, incrédule et même un peu mécontente, à moins que son front soucieux n’eût ex­primé qu’elle n’osait de­mander la si­gnification d’un tel geste, mais Andréa était bien élevée et s’est résolue à une gratitude dé­cente :

– Merci, Julien. Je le mettrai dans ma chambre. 

 

________

 

 

Julien quitte la fenêtre où le jardin est désor­mais tout à fait invisible, et l’atelier où votre épouse peint, une lu­mière calme dans la nuit.

Il a une expression prodigieuse, pleine de con­fiance et de fierté joyeuse.

– Elle a la grâce. 

Bien qu’il ne manque pas de contradictions, il vous étonne qu’il per­çoive ce charme chez Éliane et en effet la grâce désinvolte de son insouciance bohème et la sé­duction même de sa mé­lancolie. – Pour résumer, vous pen­sez qu’elle est magnifiquement intemporelle.

Mais il n’écoute plus.

– Il y a chez des enfants comme Andréa, ou sa sœur, une délicatesse infinie, une gentillesse à peine pensée mais si sûre, si perspicace.

Vous protestez. Il vous semble que pour son accueil ai­mable à un ca­deau quelque peu déconcer­tant Andréa ne mé­ri­te pas plus que d’être félicitée de sa bonne éducation.

– Nous avons si peu de pen­sées jus­tes, cher Gabriel, si peu de gestes exacts et qui soient l’adresse même, la fine pointe de la faveur divine.

Découvrant dans une coupelle « le dernier des Mohi­cans » : une olive au paprika de votre récent apéritif, il dé­gus­te l’olive, vous observant avec une bonhomie qui est pres­que espiègle, où sa question équivaut à un clin d’œil.

– Ai-je été très désagréable ? 

– Tu n’es jamais très charitable pour Éliane. 

Julien a un sourire mystérieux que vous n’oublierez jamais, clarifié, tendre et étonné.

– Je crois désormais que je sais ce qu’est la cha­rité

De cette grande exaltation il ne demeure qu’une rou­geur charnelle, lé­gèrement obscène, qu’il cache dans sa paume – à moins qu’il n’y dépose le noyau de l’olive.

 

 

[à suivre]

 

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