Approche – 17
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Votre épouse et votre ami auront une ultime dispute qui les laissera frémissants. Éliane, drapée dans l’écœurement comme par sa cape noire, file bientôt dans l’atelier.
– Une grande araignée tragique ! dit-il avec une gaieté doucereuse.
Votre voisin est ce jour-là au goûter apparu en retard, mâchonnant ses bonbons à la menthe plutôt que de bavarder, comme préoccupé et même méfiant – une certaine résorption farouche dans un coin de cuisine.
– Tu as l’air triste, lui a dit Andréa. Tu dois être amoureux.
Andréa, qui vous a rapporté un livret scolaire excellent, est animée d’une générosité malicieuse dont votre hôte bénéficie – étrangement content de cette réflexion, mais tout aussi étrangement fâché peu après.
Félicité, qui l’a regardé avec gravité, a insisté auprès d’Éliane pour qu’il dîne à la maison – requête que vous appuyez poliment.
Julien a fait semblant de protester, s’est insensiblement laissé faire, et il a quitté la maison pour improviser un supplément de courses – revenu à une vitesse confondante avec une omelette norvégienne (Éliane, qui avait déjà passé au four sa tarte aux mirabelles, a tourné le dos quelque temps), du vin de Bordeaux millésimé, et un petit pot de terre cuite qu’il a donné à Andréa.
Votre fille a considéré le minuscule cactus dans sa main comme il le méritait : avec circonspection, incrédule et même un peu mécontente, à moins que son front soucieux n’eût exprimé qu’elle n’osait demander la signification d’un tel geste, mais Andréa était bien élevée et s’est résolue à une gratitude décente :
– Merci, Julien. Je le mettrai dans ma chambre.
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Julien quitte la fenêtre où le jardin est désormais tout à fait invisible, et l’atelier où votre épouse peint, une lumière calme dans la nuit.
Il a une expression prodigieuse, pleine de confiance et de fierté joyeuse.
– Elle a la grâce.
Bien qu’il ne manque pas de contradictions, il vous étonne qu’il perçoive ce charme chez Éliane et en effet la grâce désinvolte de son insouciance bohème et la séduction même de sa mélancolie. – Pour résumer, vous pensez qu’elle est magnifiquement intemporelle.
Mais il n’écoute plus.
– Il y a chez des enfants comme Andréa, ou sa sœur, une délicatesse infinie, une gentillesse à peine pensée mais si sûre, si perspicace.
Vous protestez. Il vous semble que pour son accueil aimable à un cadeau quelque peu déconcertant Andréa ne mérite pas plus que d’être félicitée de sa bonne éducation.
– Nous avons si peu de pensées justes, cher Gabriel, si peu de gestes exacts et qui soient l’adresse même, la fine pointe de la faveur divine.
Découvrant dans une coupelle « le dernier des Mohicans » : une olive au paprika de votre récent apéritif, il déguste l’olive, vous observant avec une bonhomie qui est presque espiègle, où sa question équivaut à un clin d’œil.
– Ai-je été très désagréable ?
– Tu n’es jamais très charitable pour Éliane.
Julien a un sourire mystérieux que vous n’oublierez jamais, clarifié, tendre et étonné.
– Je crois désormais que je sais ce qu’est la charité.
De cette grande exaltation il ne demeure qu’une rougeur charnelle, légèrement obscène, qu’il cache dans sa paume – à moins qu’il n’y dépose le noyau de l’olive.
[à suivre]