L’Hypothèse impossible IV La Palette magique du docteur Richard Rose – 4
Le Visiteur
À l’Office où je descendais me rafraîchir, les visages s’alignaient dans la demi-lune des soupiraux. L’état du parc n’impressionnait personne. Et de fait, il n’était pas grand-chose pour troubler cette domesticité-là. Il était plutôt question d’une particularité de Tante Ursule : ce monocle en opale à l’œil gauche, qui, d’après certains, pouvait être une prothèse esthétique pour dissimuler une orbite énucléée comme ne servir à rien d’autre qu’à terrifier ses employés.
Une petite partie du personnel, réunie autour de la grande table de l’Office, au-delà de l’arche, équeutait les haricots mangetout. On y était d’un autre avis sur ce sujet : Gaspard, l’Économe, quittant son poste d’observation au soupirail, estima que seul le monocle – et accessoirement le crocodile – lui prêtait un peu d’existence. Ursule était en effet sèche et fragile, une fleur de serre distinguée, confinée entre deux pages d’herbier, et qui s’effriterait sous les doigts si un homme venait à la toucher : aucun ne s’y risquait. Elle avait d’ailleurs une voix de tête assez désagréable, un défaut physique, si c’était un défaut physique.
« C’est l’âme qui est touchée quand la voix est laide, dit Barberine, la troisième femme de chambre.
– Ah bon ?
– Oui, bien sûr, la voix c’est l’âme. Moi, par exemple, j’ai une jolie voix. »
C’était là une discussion théologique passionnante qui, sans doute, expliquait que ces gens ne me remarquent même pas quand j’allais au vaste évier me servir un verre d’eau. Je fis couler l’eau, lui opposai le dos de ma main, elle était fraîche et son effet était bienfaisant et me rassura : je partageais la malheureuse condition humaine.
On recevait quelques ouvriers du chantier de restauration, les travaux étant terminés à temps, et voici qu’il fut justement question d’un sujet d’importance : les amours malheureux du majordome avec Fanny Bergon – débat passionnant traité à voix basse.
« Vous devriez faire attention à votre personnel tout de même, Gertrude, dit Margot à la gouvernante. L’amour, ça fait toujours mal. »
Margot, la dame de compagnie de la baronne, aussi grosse que Madame, avait toujours l’air de parler au bord des larmes. C’était une brune, mais une frange blonde lui tombait sur le front, forcément un effet d’oxygénation qu’Oscar, le coiffeur de Madame, trouvait, paraît-il, d’une vulgarité sans nom. Elle avait décidé de tromper la faim et découpait des tranches d’une motte de beurre pour les poser sur ses tartines.
« Gère ton beurre, ma fille, lui dit Gertrude. Et tu ferais mieux de surveiller ta patronne. Ces messieurs ont-ils soif ? »
Mohamed, le chef de chantier, assis en bout de table, toussota, eut un sourire contraint et se tapota les paumes. Il trouva enfin certaines forces pour évoquer que Mademoiselle Fanny faisait de toute façon tout ce qu’elle voulait. Ce berbère avait une grosse moustache de gaulois et il se prétendait turc pour énerver les arabes, qu’il détestait.
« C’est une femme : elle fait ce qu’elle veut », répéta-t-il avec un émerveillement incrédule.
Il sembla plaindre les hommes présents.
Apollinaire, le garde-chasse, se tordit le nez en tous sens afin d’exprimer sa désapprobation.
Je me tenais, les jambes croisées sur une chaise d’osier, dans l’ombre de l’arche qui partageait les cuisines en deux parties inégales. J’observais avec satisfaction – mais était-ce bien de la satisfaction ? – qu’enfin on remarquait un peu plus ma présence ici que sur les terrasses, car il me fut soudain demandé après un salut courtois, presque timide, si je voulais bien m’employer à l’équeutage avec le personnel. Je gagnais donc en consistance ?
Un avantage de ma situation m’apparut enfin – mais trop tard. Je mesurais quelle joie étrange avait été la mienne ces derniers temps. N’être pas visible – en somme, n’être pas réel – n’était-il pas une liberté ? Je m’allégeais d’un poids grossier. La charge qui me revenait soudain sur les épaules fut d’autant plus lourde. J’équeutai.
On en vint au sport, comme toujours. Il fut devisé gravement parmi les hommes de l’événement historique de la semaine, le match qui aurait lieu le lendemain au Stade Jean Bouin de Hautemore, et très vite, tout le monde se disputa au sujet des mérites de l’entraîneur macédonien.
« Une macédoine, dit Lavigne, le jardinier, repoussant les pages sportives du Clairon, c’est bien ce qu’il a fait de l’équipe ».
Lavigne avait un visage étroit, un anneau à l’oreille droite, des yeux comme des pointes d’asperges et les cheveux verdâtres dressés en hérisson par la Gomina Rockabilly.
« Pour ce qui est de la direction du club, conclut Narcisse, comme les vieux chevaux, à mon sens. Une névrotine dans la tronche.
– Une chevrotine, Narcisse, dit Gertrude, une chevrotine… »
On traita quelque temps avec ingéniosité du rôle de la passe en retrait dans l’évolution du football moderne.
« Qu’en pensez-vous, mon père ? »
Le curé de Hautemore, de passage à l’Office, se prononça assez peu : il fit savoir que dans les affaires humaines le Ciel était comme l’arbitre en football – « un corps neutre ».
Narcisse partit à la seconde en poussant dans le dos le corps neutre. On n’allait plus les voir de quelque temps. Archibald, à la place de son index, se tapota la tempe avec sa louche à sauce et se couvrit de sauce.
[à suivre]