L’Hypothèse impossible IX Un sang d’encre – 17
L’Office
Ce jour-là, les sœurs avaient eu une dispute au sujet de l’usage du monsieur bavard quand elles l’eurent enfermé dans le cellier avec le policier terrible mais terrible ! Mandibule avait fait valoir que c’était une chair tout de même trop avancée pour les goûts gastronomiques de Popa. On s’était résolu à conserver le guide jusqu’à ce que l’occasion se présente de le fumer.
– Un corps humain c’est comme un œuf dur, mes enfants, dit Mandibule, une humaniste comme on n’en fait peu, il faut de la patience, le feeling, avant que la coquille soit détachable, je veux dire la peau, quand on l’ébouillante dans une des formidables marmites des cuisines de l’asile, et la détache.
– On va le préparer, précisa Ayatollah. Il marinera.
Or Pouf Pouf avait eu une autre idée et agi en cachette, profitant de ce que le personnel des cuisines s’absorbait dans un jeu idiot. Il fut finalement décidé à la vue du corps givré de Virgile dans le frigo que Pouf Pouf avait eu raison et que tout était bien.
– On en fera des sorbets, dit Varicelle.
Les fillettes se détendirent. Les gosses exigent d’être rassurés et ils aiment contribuer à la vie de la collectivité, avec bonne volonté.
Une certaine lourdeur des paupières tombant sur un regard chargé d’absence, la nounou contemplait l’abominable pardessus jaune dans le réfrigérateur. Un petit tic était apparu au coin de ses lèvres.
– Pour l’instant, dit-elle, il n’y a qu’à condamner la cuisine en attendant la police. On avisera après.
– On condamne ! On condamne ! dit Gaspard, l’Économe, qui jeta ses cartes en l’air (une paire de deux insignifiante). Et on va jouer ailleurs ! Tu es forte, très forte !
– Je n’apprécie pas trop que tu dises que je suis forte, hein ?
Barberine, la troisième femme de chambre, s’appuya contre la poitrine de la nounou, comme on repousse un meuble.
– Pas de ça, Godzilla, dit-elle, d’un ton neutre. Tu ferais mieux de surveiller les filles !
– Je suis pas forte, dit la nounou, en s’éloignant de l’Économe, c’est Gaspard, ton frère à toi, Barberine, alors je lui ferai pas de mal, je suis gentille, tu vois ? Et pas forte. Allez, les gosses, on s’en va.
– Elle est à bout de cerfs, chuchota Narcisse.
La petite Sophie, surgie entre eux, essuya ses fines lunettes rondes embuées et dit que bon, alors ?
– Qu’est-ce qu’elle a fait pour qu’on la condamne, la cuisine ?
Elle ne tenait son grand caractère que de ce qu’elle ne voyait jamais à peu près rien de ce qui se passait, à bien y réfléchir. Mais, somme toute, elle n’avait pas tort.
– C’est vrai, ça, dit Céleste. Quelle barbarie !
Archibald, très intéressé, gratta le haut du crâne de Céleste, en témoignage d’estime sans doute. Elle hocha exagérément la tête de tous côtés, comme si une mécanique s’était déréglée à sa nuque, et réussit à mordre l’index du cuisinier. Il lui courut après, suivi à toute vitesse par le personnel de l’Office en rang serré, puis par les sœurs. Leur petit groupe animé ne fut bientôt qu’un globule instable dans les couloirs du château.
La porte avait pivoté à plusieurs reprises et si rapidement que Godzilla sentit un souffle lui ébouriffer les cheveux.
– Aime pas qu’on me crie après.
Elle lissa, du bout des doigts.
– Aime pas plus le désordre.
– Justement, dit la voix de Narcisse. Ça serait pas mal si tu me délivrais de mes chaînes ?
[à suivre]