L’Hypothèse impossible X Le Corps de l’Ogre – 2
La Chambre de l’Ogre
Il est une fois un Tableau vivant dans les profondeurs de la terre. Depuis l’aube des temps la vrille y prolifère démesurément. Le parquet verni s’est disjoint. Une végétation grise se prend à l’énorme cadre. Il y a là-dedans continuellement des bruits de succions. La végétation délirante n’est plus qu’un énorme buisson où apparaît de temps à autre la face énorme, en suspension dans ses sangles, bourgeonnant parmi le réseau des épines et les racines tordues.
ON ne s’amuse plus. On ne s’ennuie pas pour autant mais on ne s’amuse plus du tout. C’est que la chose est grave. Le peintre a dispersé le Corps par tous les tableaux du Musée de l’Imaginaire : un ŒIL immense par ci, un DOIGT par là, toute une MAIN, une BOUCHE – en sorte qu’on ne puisse se reconstituer. Et faire tout le mal qu’on peut.
Ce corps de l’Ogre une fois fragmenté, il est aussi impuissant que Gulliver paralysé par les liens des Lilliputiens. Il est flottant et, sa nocivité contenue, n’apparaît que par moments, par places, par anneaux monstrueux dans les cours de l’asile représentées dans les tableaux du musée souterrain comme dans des cachots.
ON a interminablement des déplacements mornes de balançoire dans l’immense cadre doré. Les ogrettes ont toujours eu du mal à contenir l’appétit de ce qui halène dans l’entrée du Palais de terre, peint avec une minutie de peintre précieux.
On a faim.
On réclame.
Il y a chez le gosse élu une intuition très maligne des ennuis à venir – il a le regard morne des bêtes qu’on traîne à l’abattoir. Et pas la moindre confiance dans les propos réconfortants des fées, les petites lucioles gentilles qui lui ont longtemps murmuré aux oreilles. Le pauvre gamin du village, chassé et pris au filet dans les forêts du château, s’agrippe à l’encadrement du tableau. C’est terrible à voir. Et à entendre.
A la vue de la grosse prunelle rose qui observe avec une sorte de componction au milieu du feuillage, comment ne pas s’évanouir ?
Quelque chose grince – une girouette rouillée.
C’est un rire.
L’émail crisse à cause du frottement continuel des mâchoires l’une sur l’autre.
ON a un broyeur dans la bouche.
On essuie ses mains immenses.
– Ces gosses, ils tachent !
Parfois, ON veut qu’il soit farci. Il y a, à cet effet, une petite chaise de nurserie où l’enfant est attrapé à des sangles, maintenu immobile dans un système complexe de lacets et boucles. ON a du plaisir à voir manger le petit, le tout petite, un si grand plaisir, on rit, une sorte de rire, et parfois, faisant débloquer les entraves, on le balance sur ses genoux.
Rien ne vous habituerait à la présence de l’Ogre. Les gamins sont terrifiés et le plus souvent s’évanouissent à sa seule vue. À son odeur. Après quoi ils préfèrent ne plus se réveiller. Ils demeurent dans une torpeur sans fond. L’Ogre leur déguste le ventre à petites bouchées.
Depuis l’aube des temps c’est aux ogrettes de les préparer. Elles ont l’art d’accommoder la sauce assez épicée. Il y va de l’Appétit formidable de la Bête – qu’il faut nourrir et contrôler. Ou bien, si elles n’ont pas le temps, elles servent son plat préféré en tartare !
Les ogrettes, venues présenter le menu, le menu menu, ont toujours très vite fait demi-tour, dociles, pas mécontentes de fuir cette odeur et leur peur d’être attrapées à leur tour.
[à suivre]