Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Publié par Michel Castanier

satire comédie littérature autobiographie autofiction portrait fragment sotie pamphlet
[l’image est de Michel Rouquette]

 

6


Eros gourmand


Nous parlions cuisine, monsieur Eros et moi-même.

Je pense macaroni et aussitôt cours acheter des macaro­nis.

Tu manges du vocabulaire.

Je les prépare avec des anchois et de l’ail pilés revenus à la poêle, selon la recette que m’a re­commandée Sophia Loren du temps où elle était vedette de cinéma – et moi bébé. Je n’ai pas inventé l’idée d’un apport d’ail et d’anchois. Je les ai mangés sur les lèvres de Sophia dans une très vieille in­terview entendue depuis mon berceau.

Tout est langage.


 

Une vie


Monsieur Eros passa commande d’une tournée auprès de ma­dame Jolie, la patronne du Hasard. Je sus aussi­tôt qu’il y avait quelque chose entre eux, Eros n’offrait jamais de tournée pour fêter quoi que ce soit, rien ne lui paraissant digne d’être particulièrement célébré. Elle revint aus­sitôt, vive comme un goujon joyeux, du Ménetout frais sous le bras et deux verres fins aux doigts.

Monsieur Eros s’appelait de son nom d’état civil Eros Pablo Escobar Archibaldo Guzman Mario Molina Rocky Martin De Sotomayor di Caissargues – ce qui avait été écourté en Monsieur Eros par respect pour l’homme et à cause de la paresse de la langue et si on ajoutait qu’il prétendait sa famille d’origine colombienne tout s’expliquait. Plus ou moins.

La première fois, on avait chuchoté à sa vue.

Le pauvre ! Il est tout noir !

On ne lui en voulait pas, ce n’était pas sa faute, la Nature était comme ça ! Une excentrique. On s’amusait de la complexi­té de son nom, qui devait cacher quelque chose. Qu’il soit noir prou­vait déjà qu’il n’était pas de Caissargues – à moins qu’il n’y eût en Amazonie un Caissargues, Colombie comme il y a un Paris, Texas. En somme ce serait un hommage de la jungle à la vieille nation civilisatrice et matricielle. L’universalisme avait de belles conséquences.

On en resta là, et bientôt il fut complètement oublié qu’il était noir, à moins qu’on ne lui voie une blanche au bras, et non plus une dame tropicale, auquel cas il y avait un remous dans la bonne humeur générale, un embarras, une maussaderie.

Quand il fut avéré qu’il avait des vues sur la patronne du Hasard et qu’elle n’y était pas insensible par goût des ténèbres et de l’exotisme, ce fut inévitable si quelques téméraires s’aventurèrent à protester. 

C’est du joli, madame Jolie !

Et de rire, depuis le temps qu’on attendait de la faire, celle-là ! On ne revit pas de si tôt ces humoristes.


 

Preuve de l’existence de la réalité


Finalement, qu’est-ce qu’une vie, Eros ? Des mots. Vivre n’est qu’assister à l’évolution de leur sens : par exemple, consé­quent – de consécutif à substantiel. C’est tout.

Déjà, l’usage abusif du mot surréaliste dans les médias m’a fait beau­coup de mal, je ne désespère de suivre son enter­rement avant ma propre mort.

Le réel, c’est le langage.

Eros, élevant sa coupe à hauteur des yeux, regarda la patronne au comptoir à travers le vin clair comme par la boule de cristal d’une cartomancienne.

Elle est belle comme un terrain de football !

En fait, le mystère du monde n’apparaît si compli­qué que parce qu’il est sim­ple.

Extraordinaire­ment simple. 

Et là ce n’est plus notre pro­blème mais l’activité problé­ma­tique des dieux.


 

L’épouvantable Épreuve du lit périlleux

 

Ce qu’il faut de pa­tience ! La fêlure est là, encore in­visible à l’œil, d’abord soup­çonnée à l’oreille, une sorte de blanc dans la voix de Solange Crépon, moins tant un silence qu’une absence, une réserve, un retrait, rien de sé­rieux appa­rem­ment, qu’allons-nous imaginer, une restric­tion infime qui rend un peu triste sans bien savoir pourquoi, ou plu­tôt le sachant très bien, le craignant, mais ne vou­lant pas y croire, ce serait trop affreux quand tout est si pur, si lisse, mais la fêlure est bien là, déjà perceptible sous la pulpe du doigt, à peine sensible dans le bien-être de la conversation et des draps, disons une miette de pain dans les draps de Crépon, elle gêne, démange, importune, elle est pour­tant si minuscule, si fragile, on pourrait la pulvériser entre deux doigts, s’il y avait des doigts pour ça, on se tourne et retourne dans le lit, on es­saie de ne plus penser, on évite de gratter, on ne veut pas voir la miette grandir, on ne veut pas lui voir prendre de la place, on ne veut pas que l’horrible miette prenne toute la place, on ne veut pas hurler, on ne veut pas pleu­rer, on ne veut pas on ne veut pas on ne veut pas.

Et de fait, au petit-déjeuner, ce n’est pas la joie. Solange Crépon n’a plus son vi­sage des jours de fête amoureuse et l’hospitalité de ses yeux heureux. Il s’est dégrisé, il s’est grisé, il a vieilli. Ou plutôt il est moins dia­phane et plus charnel, je ne sais pas, je ne sa­is plus, je suis per­du, grignotant ma biscotte beurrée. Je crois entrevoir le vi­sage gris du futur. Le temps des re­nonce­ments de l’ou­bli. Le temps de « l’ami ».

Cette décoloration, le cirque itinérant parti, la lu­mière terne des cellules de prison, quand la main sur le sucrier n’est plus qu’un co­quillage vide – mémoire de nacre sur le sable des grands larges ? Là, j’en fais un peu trop. Ayant pour sale manie de me croire responsable en toutes choses de malen­contreux qui m’arrive, seul trait de caractère que je partage avec Morin et son béret basque, par bonheur, je me fais de lourds reproches, la vi­rilité est en cause, c’est toujours ainsi, et ma vie s’en éclaire.

Ou pas tant que ça.

 

[à suivre]

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article