1001 VIES (476) : SOLANGE CREPON – 6
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Eros gourmand
Nous parlions cuisine, monsieur Eros et moi-même.
– Je pense macaroni et aussitôt cours acheter des macaronis.
– Tu manges du vocabulaire.
– Je les prépare avec des anchois et de l’ail pilés revenus à la poêle, selon la recette que m’a recommandée Sophia Loren du temps où elle était vedette de cinéma – et moi bébé. Je n’ai pas inventé l’idée d’un apport d’ail et d’anchois. Je les ai mangés sur les lèvres de Sophia dans une très vieille interview entendue depuis mon berceau.
– Tout est langage.
Une vie
Monsieur Eros passa commande d’une tournée auprès de madame Jolie, la patronne du Hasard. Je sus aussitôt qu’il y avait quelque chose entre eux, Eros n’offrait jamais de tournée pour fêter quoi que ce soit, rien ne lui paraissant digne d’être particulièrement célébré. Elle revint aussitôt, vive comme un goujon joyeux, du Ménetout frais sous le bras et deux verres fins aux doigts.
Monsieur Eros s’appelait de son nom d’état civil Eros Pablo Escobar Archibaldo Guzman Mario Molina Rocky Martin De Sotomayor di Caissargues – ce qui avait été écourté en Monsieur Eros par respect pour l’homme et à cause de la paresse de la langue – et si on ajoutait qu’il prétendait sa famille d’origine colombienne tout s’expliquait. Plus ou moins.
La première fois, on avait chuchoté à sa vue.
– Le pauvre ! Il est tout noir !
On ne lui en voulait pas, ce n’était pas sa faute, la Nature était comme ça ! Une excentrique. On s’amusait de la complexité de son nom, qui devait cacher quelque chose. Qu’il soit noir prouvait déjà qu’il n’était pas de Caissargues – à moins qu’il n’y eût en Amazonie un Caissargues, Colombie comme il y a un Paris, Texas. En somme ce serait un hommage de la jungle à la vieille nation civilisatrice et matricielle. L’universalisme avait de belles conséquences.
On en resta là, et bientôt il fut complètement oublié qu’il était noir, à moins qu’on ne lui voie une blanche au bras, et non plus une dame tropicale, auquel cas il y avait un remous dans la bonne humeur générale, un embarras, une maussaderie.
Quand il fut avéré qu’il avait des vues sur la patronne du Hasard et qu’elle n’y était pas insensible par goût des ténèbres et de l’exotisme, ce fut inévitable si quelques téméraires s’aventurèrent à protester.
– C’est du joli, madame Jolie !
Et de rire, depuis le temps qu’on attendait de la faire, celle-là ! On ne revit pas de si tôt ces humoristes.
Preuve de l’existence de la réalité
– Finalement, qu’est-ce qu’une vie, Eros ? Des mots. Vivre n’est qu’assister à l’évolution de leur sens : par exemple, conséquent – de consécutif à substantiel. C’est tout.
– Déjà, l’usage abusif du mot surréaliste dans les médias m’a fait beaucoup de mal, je ne désespère de suivre son enterrement avant ma propre mort.
– Le réel, c’est le langage.
Eros, élevant sa coupe à hauteur des yeux, regarda la patronne au comptoir à travers le vin clair comme par la boule de cristal d’une cartomancienne.
– Elle est belle comme un terrain de football !
– En fait, le mystère du monde n’apparaît si compliqué que parce qu’il est simple.
– Extraordinairement simple.
– Et là ce n’est plus notre problème mais l’activité problématique des dieux.
L’épouvantable Épreuve du lit périlleux
Ce qu’il faut de patience ! La fêlure est là, encore invisible à l’œil, d’abord soupçonnée à l’oreille, une sorte de blanc dans la voix de Solange Crépon, moins tant un silence qu’une absence, une réserve, un retrait, rien de sérieux apparemment, qu’allons-nous imaginer, une restriction infime qui rend un peu triste sans bien savoir pourquoi, ou plutôt le sachant très bien, le craignant, mais ne voulant pas y croire, ce serait trop affreux quand tout est si pur, si lisse, mais la fêlure est bien là, déjà perceptible sous la pulpe du doigt, à peine sensible dans le bien-être de la conversation et des draps, disons une miette de pain dans les draps de Crépon, elle gêne, démange, importune, elle est pourtant si minuscule, si fragile, on pourrait la pulvériser entre deux doigts, s’il y avait des doigts pour ça, on se tourne et retourne dans le lit, on essaie de ne plus penser, on évite de gratter, on ne veut pas voir la miette grandir, on ne veut pas lui voir prendre de la place, on ne veut pas que l’horrible miette prenne toute la place, on ne veut pas hurler, on ne veut pas pleurer, on ne veut pas on ne veut pas on ne veut pas.
Et de fait, au petit-déjeuner, ce n’est pas la joie. Solange Crépon n’a plus son visage des jours de fête amoureuse et l’hospitalité de ses yeux heureux. Il s’est dégrisé, il s’est grisé, il a vieilli. Ou plutôt il est moins diaphane et plus charnel, je ne sais pas, je ne sais plus, je suis perdu, grignotant ma biscotte beurrée. Je crois entrevoir le visage gris du futur. Le temps des renoncements de l’oubli. Le temps de « l’ami ».
Cette décoloration, le cirque itinérant parti, la lumière terne des cellules de prison, quand la main sur le sucrier n’est plus qu’un coquillage vide – mémoire de nacre sur le sable des grands larges ? Là, j’en fais un peu trop. Ayant pour sale manie de me croire responsable en toutes choses de malencontreux qui m’arrive, seul trait de caractère que je partage avec Morin et son béret basque, par bonheur, je me fais de lourds reproches, la virilité est en cause, c’est toujours ainsi, et ma vie s’en éclaire.
Ou pas tant que ça.
[à suivre]