1001 VIES (491) : SOLANGE CREPON – 21
21
Titanomachie
Il se tenait une cellule de crise autour de quelques jaunes, café Bizarre.
– Observons de plus près la situation lamentable. L’échec amoureux est d’une intensité qui vaut bien les tensions de ses victoires. Ne tenons compte que des énergies mises en œuvre. Souffrir exige beaucoup d’art, de temps et de moyens.
– Apprécions-les comme on goûte l’amertume suave de la Suze, la violence du piment de Cayenne ou les décharges roboratives de la 5ème symphonie.
Monsieur Eros, silencieux, l’air absent et joyeux, claquait des doigts une mesure intime qui accompagnait le crescendo de sa pensée. Il fut admis par la suite qu’il pensait pour l’essentiel à ce qu’allaient être ses noces avec madame Jolie.
– Ces flux d’émotion pure font de nous un théâtre antique avec ses tragédies, ses horreurs, ses douceurs, sa couronne de gradins émus – et la résolution de la violence par son propre spectacle.
C’était pur bonheur d’entendre chez Balibar la respiration paisible de l’érudition au travail.
– Acteur sacrificiel de notre chagrin, soyons-en le public le mieux averti, navré mais critique, frissonnant de tristesse, notre billet d’entrée chiffonné dans la main. Plus on paye cher plus l’acte aura de valeur, c’est un principe connu, discutable mais bien de notre époque, la gratuité dévalorise.
– Et Dieu sait (il n’en sait rien, mais fait semblant) si notre ami désenchanté a payé cher.
– À l’en croire, Robineau aurait payé de sa vie – de ce qui lui reste de vie. C’est outrancier, peu crédible, on ne nous la fait pas, mais dans ce cas j’ai le soupçon inquiet qu’il y ait du vrai.
– Il ne se donnera pas la mort, bien sûr, n’est pas Werther qui veut, et puis Werther est idiot, il ne comprend rien aux femmes, notre ami non plus, mais il a de l’expérience..
– Il dit que rien ne lui a été donné de plus beau, de plus aérien, d’aussi proche de ce que serait l’amour s’il existait.
– Il dit que la mort – une sorte de mort – lui a été offerte en prime par une main bonne et douce sous la forme d’une gifle.
– C’est ce qu’il dit.
– Mais il le dit avec suffisamment de force pour y croire et c’est tout le danger.
Est-ce Brunel qui parle ? Est-ce Gosselin ? Non, on n’a pas de ces indiscrétions. Debout à l’entrée lumineuse du bar, le patron secoua la tête – cette même tête dont l’ombre portée sur la table du groupe des hommes fit sursauter.
– L’inconfort atteint sa jauge maximale avec les batteries de vautours si nombreux à planer, invisibles au commun des mortels, à toutes les fenêtres du monde.
– Hein ?
– Les Douleurs aux yeux rouges becquettent le globe oculaire, dilacèrent les nerfs des amants, crochent, écorchent, éventrent à vif les bonnes dispositions, éventent les souvenirs heureux de leurs vastes ailes membraneuses. Il est temps que l’Horticulteur céleste éclaircisse les radis roses à hypocotyle charnu. Et à part ça, qu’est-ce qu’on boit ?
Notre groupe ne fut plus que chuchotis.
– Je crois qu’on l’énerve.
Factieux, Clique et Cabale
On se résolut à ne tenir aucun compte du frivole.
– Il semble bien, en effet, que Solange Crépon néglige de plus en plus d’appeler Robineau.
– Il ne comprend pas qu’elle ne peut plus l’appeler
– Qu’est-ce que tu en sais ?
– Je sais.
– Et pourquoi ne pas lui apprendre ce que tu sais ?
– Ce serait réveiller un somnambule.
– Lui-même ne se reconnaît pas le droit d’en rien faire, comportement d’une pudeur assez mystérieuse qu’il refuse net de nous expliquer.
– C’est donc qu’il sait.
– Ce n’est ni pathétique ni misérable. Bien au contraire. Il ne fuit pas ce qu’il appelle « la mort » dans le langage flamboyant des amoureux, il l’admet, il l’approuve. Cette mort-là, qui n’est plus de son âge, serait, selon lui, le sacre d’une vie fortunée.
– Pas tant que ça.
– Il le proclame avec une énergie excessive à qui veut l’entendre…
– Comment ne pas l’entendre !
– Mourir d’amour par la main d’une femme si splendidement amoureuse n’est pas donné à tous !
– N'est-ce pas surtout nous faire savoir que notre morne vie est un scandale pathétique ?
– Pas impossible.
[à suivre]