1001 VIES (498) : SOLANGE CREPON – 25
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Jeunes Hommes entre eux
Un jeune homme passa mollement. Il avait cet air dolent qui est dû à l’épouvantable fatigue de l’adolescence. Un autre archétype le rejoignit, une boule de nerfs celui-là, ayant sauté de sa trottinette il claqua dans la main du premier, claqua, claqua, il était content. En général, les stéréotypes se déplacent à plusieurs, et ce fut le cas, ils ne peuvent pas s’en empêcher, la solitude les terrifie, ils risquent de réfléchir. Il s’assirent au Bizarre.
Ils parlaient fort. C’est de leur âge. Il faut se pousser du coude, et surtout se pousser, faire bon visage, à la hauteur de ce qu’on suppose être la demande : une virilité, une assurance, un rot. Il y a de la démonstration là-dedans, ils ont quelque chose à prouver, sans bien comprendre quoi. Les comportements sont excessifs, les plaisanteries explosives, les rires outrés : on s’esclaffe, on ne sait pas sourire, qui réclame un peu de tendresse et d’attention, il y va trop d’un enjeu essentiel et qu’on ne sait pas encore nommer.
Gosselin se pencha vers moi.
– Ce n’est plus notre cas. Nous chuchotons.
– Pardon ?
– Nous chuchotons !
– Ah ? Tu trouves ?
Il laissa passer le silence lourd qui prélude aux confidences douloureuses.
– Quand je pense que je me suis extasié sur ses petits petons lorsque ce futur grand con est né !
– Quoi ? L’un d’eux est ton fils ?
Il n’eut pas à répondre. Son accablement trahissait le géniteur. L’adolescent à la trottinette tournait obstinément le dos à notre table : incontestablement, un fils.
– Tu n’as pas mérité ça, Gosselin.
– Je crains que si, d’après sa mère.
C’était la première fois qu’il abordait ce sujet. : on la disait partie avec un homme : un pompier, forcément, ou un commandant de navette spatiale, ou un directeur de cirque ambulant, un homme, quoi, pas un doberman.
– Elle nous a fuis à la naissance de Jules, c’était trop pour elle.
– Elle aurait mieux assumé une fille ?
– Avoir une rivale chez elle, pas question !
– On ne tient plus les femmes.
– Elles font ce qu’elles veulent.
– Elles savent même ce qu’elles veulent.
– Ce qui nous est rarement donné.
Solange Crépon égarée
Depuis la terrasse du Hasard en fin d’après-midi, Bernier et moi, nous observions le ciel en discutant – une certaine élégance pour ne pas se regarder l’un l’autre, autant ne pas abuser.
– Tu finis par découvrir ce que tu as toujours su : tu es seul. C’est irrémédiable. Décevant. Et même consternant. Qu’y faire ?
– Rien.
– Tu vas vivre un mauvais moment avant d’oublier.
– De tout oublier.
– Et de recommencer.
– Puis de te retrouver seul.
– À nouveau.
– Un grand nombre de fois, selon tes mérites.
Le soleil couchant illuminait la nuée des petites autos. Les parebrises brillaient. L’air où évoluaient des hirondelles en criant était pur. Mais un avion semblait prisonnier de la lumière.
– Rien ne m’a jamais prouvé l’existence du Boeing 747, pas même de monter dedans.
– Je te conseille tout de même de voyager pour oublier, Robineau.
– Ton agence Iles & Nuages à petits prix te déborde.
– Montparnasse, la Scala de Milan, le Danube, l’opéra de Vienne !
– Ne me donne surtout pas de conseil.
– Pourquoi diable ?
– Ce sont des manigances de voleur d’âme !
Bernier me quitta, inconsolable de n’être jamais compris, et donc, selon lui, jamais aimé.
Condition humaine
J’étais seul, en effet.
J’écoutais deux femmes du groupe des femmes en conversation à une table de ma table.
Je me disais : il est terrible de savoir qu’on ne sera pas capable de les aimer ni même de supporter leur amitié. Peut-on vivre auprès d’une voix aigre, suraiguë, étriquée, pauvre en âme ? Ou dans la compagnie d’une âme abîmée ? Et le sujet de leur conversation pressée, nerveuse, la malveillance à dents de rat, les claires-voies de la mauvaise foi, la médiocrité qui racle les fonds de tiroir des soucis et des rancœurs !… S’entendent-elles ? Non, elles ne s’écoutent même pas l’une l’autre. Je suis seul à les entendre, et c’est peut-être ma triste mission.
Intercesseur auprès du Jugement dernier ?
N’exagérons rien, Robineau.
Je n’avais pas en moi assez de gentillesse pour les défendre malgré tout et je m’en voulais un peu.
J’étais si si si seul.
Parfois Solange Crépon se profilait à travers une silhouette féminine qui arrivait au loin, ce n’était jamais elle et je me disais : elle est mieux, toujours mieux.
J’écoutais les deux femmes parler et je me disais : je crois qu’on mérite sa voix.
Je regardais les belles fenêtres de notre cité romaine et je me disais : que de fenêtres elle aura à démonter, repeindre et remonter, ouvrir et refermer ! Notre vieille ville n’est que fenêtres, croisées, lucarnes, tabatières, œil-de-bœuf et judas !
Je m’en disais des choses, je m’en disais depuis que Crépon ne m’écoutait plus.
[à suivre]