Une saison inquiète II – Des nouvelles de la mélancolie (6)
Un observateur avisé
Il serait utile à ce stade de notre relation de donner une idée de ce qu’est une vie idiote. La collectivité réclame de connaître un peu mieux ce que sera son sort. Ce n’est pas trop me demander.
On sait combien l’existence n’est plus que contrariétés dès que le citoyen est pressé,
le linge à laver,
la machine à laver en panne,
le poids du sac à linge qui pèse sur nos reins,
l’ascenseur en dérangement,
l’absence du parapluie sur le seuil de l’immeuble où un vent glacé de gouttes nous tient tête,
une multitude d’affronts au bon sens de l’homme qui va,
sauf que l’instituteur à la retraite Lucien Bonhomme n’est pas pressé. Il ne le sera plus jamais.
Et bien sûr, voici qu’à la laverie automatique les 7 machines à laver sont en activité et 7 nains alignés en face sur un banc mural lui sourient aimablement.
Lucien, en bon pédagogue, ne les étrangle pas un à un, mais marmonne à propos d’une « journée négative ». Les 7 phénomènes de foire sont très conscients d’en faire partie, car leur sourire s’élargit et le plus petit des gnomes (sans doute le chef) lève le doigt comme à l’école et dit : « Négatif, c’est le contraire d’affirmatif ? ».
Lucien Bonhomme, son baluchon maudit sur l’épaule, sort à la recherche d’une autre laverie en souhaitant aux 7 petites personnes une vie pleine de journées affirmatives.
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Pendant les bavardages relâchés la nuit venue aux tièdes terrasses sublunaires du Midi, nous étions quelques amis de Lucien à posséder des notions un peu de tout, – et, sous le bras depuis l’adolescence, les mêmes opinions qui avaient tourné certitude, comme le lait tourne et coagule. – Nous étalions de la teinture de culture sur une tranche de temps. Lucien, en revanche, possédait le goût assez rare de bien écouter ce qui lui est dit – ou plutôt non pas ce qui est dit mais ce qui est en-dessous de ce qui est dit et ce pourquoi cela est dit – quoi que cela soit. Ainsi entendait-il le Souffleur dans sa guérite sous la scène du grand théâtre social : le souffle fétide du moi-moi-moi, le bavardage irrépressible de l’enfant qui veut attirer à tout prix l’attention, l’amour et surtout l’admiration du papa et de la maman pour le petit qui est dans cet homme gros, gras, triste et fatigué par l’âge.
Ce qui fait que jamais il ne sautera hors de lui-même pour un triple salto avant corps carpé où se dira sa jeune maigreur, où se dira sa joie authentique, où se dira sa simple bonne santé morale.
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Le serveur replaçait les sièges à chaque départ de clients, minutieusement, selon une cohérence dont il avait le secret et ne trahit jamais, même sur son lit de mort. Le patron, accoudé à la porte, le regardait avec résignation. Cornélius, l’ancien adjoint au maire, entamait déjà un de ces vastes discours de tribun dont il avait la spécialité du temps où il tenait des meetings politiques sur l’esplanade, – quand sa pensée flageola, le vieil homme ne savait plus ce qu’il allait dire, n’en avait d’ailleurs jamais rien su, elle cale dès lors que Cornélius ne l'accompagne plus par l’étayage de ce qui s’appelle dans les milieux bien informés la fonction phatique et plus humblement des « heu… » et des « si vous voulez … » et des « comment dire ? … ». Le cher instituteur m’avait confié attribuer cette manie navrante à une maladie de l’expression ou moins dramatiquement au malaise d’un esprit assez peu structuré, insuffisamment méditatif, qui se cachait à lui-même et nous cachait les déficiences de son vocabulaire autant qu’une inaptitude à un raisonnement qui fût profondément personnel, et qui, une fois à découvert en compagnie savante (Lucien Bonhomme), nécessitait
– comme l’enfant monte de branche en branche à la cime de l’arbre –
de s’assurer des prises successives dans l’élévation d’une réflexion qui se veut arborescente et n’est que ronces, épines et sables où s’enliser.
Lucien le sait, son baluchon de linge sale à ses pieds, il n’a pas la moindre charité chrétienne.
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Chacun ses faiblesses, monsieur Bonhomme – instituteur dans l’âme – a tout de même tendance à bien aimer les êtres humains malgré eux, malgré tout – quelques minutes. Le temps de ne pas en apprendre plus. Cela lui est naturel, cette confiance. Une bonne humeur native y est pour beaucoup grâce aux prédispositions d’une jeunesse privilégiée. Que cela ne dure pas est une précaution à l’épreuve de l’expérience. Si la confiance s’attardait, il n’y aurait plus de limite au bonheur de connaître un autre que soi – qui nous en apprendrait un peu plus sur nous, forcément. L’égomanie a la fidélité du boomerang.
[à suivre]