Approche – 13
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– Il m’a semblé que je ne te dérangerais pas.
– Bien sûr.
Julien referme la porte sur lui, s’adosse au montant et vous considère avec attention.
– Nous avons eu un léger différend.
Vous savez, vous avez entendu les cris lointains. Vous écartez le Bulletin du médecin, que vous vous devez de consulter. Du revers de son index se frottant une joue, Julien parle d’une voix réfléchie, suave et mesurée.
– Sais-tu que ta femme n’est pas française ? Qu’elle est un être humain !
Il vous regarde avec un enjouement absurde qui subit une altération sensible devant votre incompréhension.
– Ah, toubib ! Elle ne manque pas de souffle ! Pas française ? Me faire le coup de l’apatride ? Tu la sens, la bonne intention de gauche, mon vieil ami ? L’Au-delà des nations ? L’espéranto de la connerie ? L’Internationale des niaiseux ? Qu’elle me parle donc en humain !
– Quelle belle journée ! dites-vous en ouvrant votre fenêtre.
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Son verre de scotch à la main, Julien s’affaisse dans votre fauteuil, abandonné à un désordre qui ne perd rien en élégance.
Votre ami a une taille bien supérieure à la vôtre et cet amoindrissement spectaculaire de sa grande personne, où le siège a pris des profondeurs d’abîme, semble le figurer gagné par l’accablement intellectuel comme par une fièvre qui l’aurait terrassé.
– A quoi bon plaider le génie de la langue ! Le sol ! Les gisants de Saint-Denis ! L’art courtois ! La Gaya scienza ! La Grande Armée ! Le vieux peuple politique ! La fille aînée de l’Église ! On n’est point raisonneuse, on effectue de ses bons gros doigts de multiples courts-circuits dans la pensée. En avant toute, le Cœur ! Stupide ! Incurable sentimentalité ! Elle est si bêtement sarcastique ! S’assurant que tes petites font bien la distinction entre sa propre parole sage, bonne, libre, émancipée – sa manne – et les propos attardés du vilain bonhomme ! Du Réactionnaire ! Qui marche à côté d’elle à quelle vitesse !
– Tu sais comme elle va vite…
– Très vite.
Il est vrai que votre épouse marche comme si elle fuyait quelqu’un, tête basse, soucieuse, et cette rapidité ajoutée de façon détonante à sa distraction a parfois des effets incalculables sur votre voisin.
– Elle veut peut-être m’épuiser et devancer gymnastiquement, musculairement, mes réparties, mon argumentation, ma logique, ce risque ! Qu’elle se méfie ! J’ai un physique nerveux qui me permet les plus grands exploits !
Sa gaieté excessive est une sorte de retrait ou de calcul d’où il vous observe à travers des clins d’œil qui se veulent pacificateurs, teste votre patience, cette immunité que vous lui avez depuis votre enfance accordée.
– Tu es un drôle de voisin, Julien.
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Le silence s’attarde. Il est venu vous rejoindre à la fenêtre. Vous êtes inquiet depuis quelque temps de ne pouvoir le rembourser. Vous aviez décidé d’un échéancier qui paraissait raisonnable et auquel en définitive il sera improbable de se tenir. Vous ne savez comment le lui apprendre.
Déjà, ayant un léger battement des doigts en guise d’excuse tardive à l’égard de son emportement autant que pour chasser un sujet si trivial, votre dette à son égard, il évoque en s’attendrissant l’attention si gentille, le bon goût de la carte postale que vos filles, traversant la place, ont placée ce matin-là dans sa boîte à lettres. S’étant détourné de la fenêtre où il s’est accoudé près de vous, les yeux sur le seuil de votre maison que quittent les enfants, leurs patins à la main, il a un sourire fragile.
– Sans doute une idée de leur mère ?
Vous vous moquez un peu. Vous espérez que vous sera bientôt confié ce sentiment amoureux qui seul semble expliquer que cet homme ait parfois d’imprévisibles élans de joie où il gagne en générosité, en mouvements de gratitude pour la vie, en hospitalité à l’égard des défauts répandus dans le genre humain, où même Éliane trouve grâce.
– De l’amour ?
– Tu me caches quelque chose, Julien.
Il y a dans ses yeux une étrange alarme. Il hésite, passe la main longuement sur son visage, semble lutter avec la tentation d’une confidence comme avec une émotion qui, à présent excessive, le désoriente.
– Nous sommes des handicapés de l’amour…
L’extrême douceur de sa voix à cet instant rend à peu près inaudible ses derniers mots.
Andréa a commencé son cours de violoncelle dans le salon en dessous.
Vous écoutez les mesures malhabiles.
Votre ami s’apaise, il semble trouver un accord intime ; il s’adoucit.
Les doigts fragiles, acidulés, égratignent le temps.
[à suivre]