Approche – 14
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Peut-être ne vous a-t-il pas tout à fait pris pour un imbécile? Peut-être a-t-il souhaité que vous vous fâchiez et le mettiez à la porte?
– Il y a entre nous une si formidable inattention, a-t-il dit un jour.
Vous êtes un homme comme les autres, Gabriel, votre vie n’a pas été remarquable, du moins jusqu’à la naissance de vos enfants. Même si vous n’avez rien d’un intellectuel, rien de l’esprit, de la sorte d’aimable scintillation intellectuelle, de cette parole agréable, inconséquente et légère qui plaît tant chez votre voisin – et qui inquiète, vous avez de l’expérience et du bon sens, c’est votre seule amitié (et sa grande séduction) qui ne vous a pas permis de discerner plus tôt la maladie en lui, ou, comme il le dira : le Mal.
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Julien, qui s’est longuement abîmé dans votre fauteuil, se penche tout à coup en avant, et vous reculez un peu plus votre stéthoscope et vos fiches, mais son geste lui a enfoui la tête dans les mains, comme s’il s’y cachait.
– Je puis bien subir de front sa vindicte, sa supériorité, ses idées d’un autre âge, une si confondante propension à ne dire que des stupidités avec assurance – d’antédiluviennes foutaises ! Il n’y aurait pas grand mal. Non. Nous l’aimons.
Vous vous méprenez sur son intention et le considérez avec gratitude.
– Non. Ce qui me gêne, ce qui est le pire c’est son silence.
Julien, vivement levé, s’appuie des deux poings à votre bureau, vous observant avec une animosité excessive.
– Comment ne finirais-je pas par dire des conneries dans tant de mutisme obstiné ?
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Ce silence est particulièrement pénible alors qu’ils reviennent de la piscine municipale surchauffée par une matinée d’hiver, petit monde armé de slips de bain, serviettes, bonnets de caoutchouc, lunettes de protection, écharpes, moufles et bonnets de laine, les enfants glissant en avant sur leurs patins, sinueuses, élastiques.
Il n’est pas rare dans ces conditions que le Diable – ainsi que Julien l’appellerait volontiers – s’arrange pour placer entre eux une mine flottante : un paradoxe nauséeux, un déplacement de sens inhabituel et trop déconcertant qui ranime l’inquiétude sous les eaux dormantes. Éliane ayant parlé des végétations de votre benjamine, il se lance – sans autre opportunité apparente que le caprice de ses associations d’idées ou l’ennui de l’oisiveté – dans un cours de botanique des plus singuliers.
– Pourquoi ai-je parlé de psychologie, toubib, inconsidérément, par impulsion et sans le moindre à propos ?
Dès lors Julien va jusqu’à concevoir des étiquettes que la psychiatrie se plairait à piquer dans ses jardins psychiques ordonnés, les chers fronts savants penchés vers une belle pseudologia fantastica, des doigts délicats démêlant la végétation morbide d’une psychose maniaco-dépressive, des nez raffinés humant la putréfaction d’une névrose d’échec…
Il étouffe – essoufflé, suffoquant, comme barbotant encore dans l’eau chlorée du bassin municipal derrière la nage d’Éliane et ses brasses calmes, augustes, régulières.
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Du silence qui le nargue Éliane concède sans peine que ce soit un inconfort pour ses interlocuteurs, dont elle se désole, et qui peut peser sur eux, s’ils sont superficiels, cette précision accompagnée d’un petit sourire, si rare dans ce visage sévère.
Votre épouse, ce même soir, évoquera d’une voix assourdie, ironique, désabusée, ces pathologies florales où l’imagination de votre ami lui est apparue comme peu assurée, et dont il a abrégé hâtivement le tour par une plaisanterie qui souhaite la complicité d’Éliane, par un rire qui force sa connivence : comme quoi son propre bavardage serait sans doute étiqueté l’éréthisme grimpant du chèvrefeuille à tige volubile ?
Elle le lui a accordé sans peine, à son tour soulagée de se détendre avec lui et d’être débarrassée par leur pirouette commune de ce propos hasardeux dont la cause cachée est de lui rappeler l’époque où elle excellait comme psychologue à l’hôpital Sainte Anne avant sa dépression nerveuse – espérons-le, conclura-t-elle avec peu de conviction.
[à suivre]