L’Hypothèse impossible II Un point d’histoire locale – 15
Les pavés entièrement repeints d’un vert gazon uni, les portes des pavillons d’un joli jaune citron. Les frondaisons bleues des chênes confondues avec le ciel, le lierre rouge proliférant aux murs. La fresque d’un troupeau de moutons longeait le dortoir des malades. La gueule mauvaise d’un loup se profilait hors d’un buisson. Les chouettes avaient disparu de ce paysage entièrement verni.
Mon guide aussi.
Une drôle de machine était abandonnée au milieu de la cour, munie de roues et d’un gros réservoir pour la peinture, d’un bec de fer et d’un levier pour l’aspersion – sans doute tirée de la remise du matériel pour la restauration du château. Je marchais sur les pavés avec un mélange d’amusement et de réticence. Le vent s’était levé, très brouillon, passant par-dessus l’enceinte, échevelant la broussaille – du moins la végétation qui n’était pas encore touchée par la peinture. L’odeur était si forte qu’elle corrodait l’air et j’en avais les larmes aux yeux.
Une goutte de peinture verte tomba du feuillage d’un platane et claqua contre le dos de ma main. Je voulus m’écarter, n’y parvins pas, ma main comme retenue par un clou, je forçai. Et m’aperçus, consterné, que je m’étais arraché la peau : un bout d’épiderme verdâtre était suspendu en l’air.
Je décollai mes semelles des pavés englués de laque verte où sinuait un sentier jaune, et je gagnai rapidement l’ombre d’une galerie, me déplaçant en oblique, comme le fou aux échecs.
La cour 5, dans l’Unité O, où était la loge du gardien (maison étroite et haute à l’intérieur d’une palissade en bambous, avec un carré de potager), par laquelle je passais à cet instant, n’était pas la plus dégradée par le Temps : ses lourds pavés avaient résisté à la montée de la végétation.
Une main de vieillard soulevait un pan de rideau à une fenêtre du rez-de-chaussée.
Pourquoi ne pas interroger le vieux Nestor Bourzel, gardien des lieux et qui, de par son grand âge, devait bien connaître l’histoire de l’asile ? Je poussai le portillon dans la palissade en bambous, elle me résista et craqua, j’entendis en même temps le claquement sec de ce qui pouvait être un coup de fusil, et une gifle rouge frappa une fenêtre.
Nestor s’y tenait à présent collé à la vitre, sans plus d’épaisseur qu’une photographie scotchée sur le verre.
A cette vue je sursautai et considérai alternativement la fenêtre tachée de peinture et la course du petit Chaperon jaune au loin, le long du pavillon jaune de l’Observatoire des saisons dans leur influence sur la folie.
[à suivre]