L’Hypothèse impossible VII Dans la sombre forêt des hypothèses – 5
Le visiteur
Il advint que cet homme qui errait seul en tous sens dans l'asile sous son parasol de peau de bêtes, passant par la cour de terre battue ou s’étaient tenus les enfants, y découvrit à travers la végétation une empreinte de pied parfaitement visible. Il montra aussitôt les signes de la plus vive émotion. Il fit des tours sur lui-même, écoutant et regardant, mais il ne vit ni n’entendit rien de particulier.
Il partit alors en courant, mais sans aller très loin, car il revint brusquement sur lui-même, pour faire le tour de l’empreinte, agrandissant chaque fois le cercle de ses recherches minutieuses, nez bas dans les fourrés qui parsemaient la cour, mais sans découvrir d’autres traces de pas. Il n’était plus alors possible de suivre le circuit et la conduite insensée de cet homme sur le territoire de l’asile. Il était visiblement très agité, s’arrêtait tous les trois pas pour regarder derrière lui ou se dissimuler derrière un arbre. Ces arbres mêmes paraissaient l’inquiéter, il ne les approchait jamais sans leur parler d’une voix douce, puis, s’apercevant de son erreur, il s’en servait de cachette, une moitié de son visage se montrant avec une expression où la déception se mêla bientôt à l’anxiété.
« Vos conclusions ?
– Amères, chuchota Virgile. Je ne sais si vous l’avez remarqué, nous sommes enfermés dans un asile.
– Très amusant. »
Le fou avait dû prendre l’habitude de discourir seul, il ne cessait de s’interpeller avec colère s’il était fâché de sa lâcheté ou de s’entretenir le plus souvent d’interminables réflexions, toujours prudentes, toujours inquiètes, toujours mesurées. Il remarqua enfin, avec beaucoup d’étonnement, une grappe de spectateurs endormis. D’abord très joyeux, il leur parla, les secoua, alla même jusqu’à les pincer, mais bientôt s’écartant, c’est lui-même qu’il pinça au bras. Il parut croire qu’il rêvait qu’il y avait là des gens, rêvant de lui peut-être, et dès lors il ne leur prêta plus aucune attention.
Agitant ainsi des pensées qu’il ne communiquait qu’à son bonnet de loutre, il s’aperçut avoir tourné en rond dans cette cour où l’empreinte de pas dans la terre lui avait fait une si forte impression. Or, une idée lui vint, il se déchaussa et plaça une de ses sandales dans la marque pour la mesurer : elle s’y adaptait parfaitement. Il s’était effrayé lui-même et sans cause. Son visage s’éclaira, mais peu après il s’assombrit étrangement et quelque chose de triste le voila : il avait pris la mesure de sa solitude.
Depuis une fenêtre de l’atelier où nous étions cachés, je regardais le fou s’éloigner et je fus saisi par l’impression d’irrémédiable défaite qu’exprimaient son dos maintenant affreusement voûté et la façon dont il avait plié son parasol et le laissait traîner à terre sans plus aucun souci du bruit qu’il ferait.
« C’est quelqu’un du château. L’oncle Morse …
– Ouais. Et ce dingue se prend pour Robinson Crusoé.
– Il est Robinson Crusoé. »
[à suivre]