L’Hypothèse impossible VIII Les Chimériques – 14
Le Visiteur
N’aurait-on pas dit que sa nudité la rendait agile ? Je repris une respiration normale. Je connaissais par les ragots futiles de Virgile l’aïeul de Gertrude (son héros dans la galerie des grands ancêtres mythiques que se créent ceux qui ont l’infortune d’avoir une famille). En pleine guerre l’aviateur anglais Walter Green – « le baron vert dans son coucou d’enfer », comme il aimait à dire – était descendu en parachute dans la cour 7. Il avait atterri sur le dos d’une lingère de l’asile. Ils s’étaient disputés pas mal sur la façon de replier le parachute. Cela n’avait pas fait un pli : ils s’étaient aimés, à force d’incompréhension, et ils avaient eu Guenièvre qui eut Brunehilde qui eut Gertrude de nos jours. Un tel lignage avait confirmé Gertrude dans son idée qu’elle n’était pas tout à fait de ce monde : conçue à travers sa mère par un dieu descendu des régions éthérées, elle était pour peu de temps à l’Office et méritait mieux comme époux qu’un chauffeur de maître.
L’Office ne se serait pour rien au monde risqué à réveiller de son rêve une somnambule. J’en décidai autrement. Une idée me vint ! Il y avait bien des retraites où la perdre dans l’asile comme au château : portes dérobées, souterrains secrets, oubliettes, culs de basse fosse, ravins épineux …
Je courais donc, et à toute allure, bien que j’eus horreur de ça.
Mon rire fusa dans le silence qui occupait seul la disposition des cours et des pavillons. En fait, ce n’était pas un rire si heureux. Cette idée amusante de souterrains cachés me rappelait quelque chose de confus, réveillait un malaise, éclairait du bout du faisceau d’une lampe de poche une absence dans ma mémoire.
Je me réfugiai dans un couloir obscur, où m’accroupir dans l’ombre. Une flopée de nuages orageux arrivait du sud, où était la mer, d’après mes calculs. L’ombre gagna la cour 1, la pleine lune s’abaissant sous les toits de l’asile. On tapota du doigt derrière mon épaule, un petit coup. Sans doute une goutte d’eau, sans doute le plafond du couloir avait-t-il une fuite, invisible dans l’obscurité, mais la fuite précipita des tas de gouttes qui crépitaient maintenant sur ma tête. Soudain ce fut un véritable coup de poing dans mon dos.
« Soleil ! »
Gertrude était là, rieuse et ravie.
« À ton tour. »
La malheureuse, très éprouvée, se croyait vraiment dans un jeu. Et pourquoi pas ?
« On va jouer à cache-cache, Gertrude.
– Chouette !
– Ferme les yeux et compte jusqu’à cent. »
Elle passa longuement l’intérieur de ses doigts sur la pulpe de ses paupières et les ferma. De fait, me dis-je, ce que nous vivons ressemble à l’amour, d’après ce que j’en sais.
« J’ai une petite faim », dis-je avant de courir droit devant moi.
[à suivre]