ORION – XXIII – Cherchez la mère
Cherchez la mère
1
Je décidai de me changer les idées. L’expression est idiote. L’ivrogne n’oublie pas, contrairement à la légende, il macère dans ses souvenirs amers, il est un cœur flétri dans un bocal d’alcool.
J’apprenais à aimer l’odeur du bois de pin. Les parfums de la résine, de l’herbe et de la terre, encore mouillées après les pluies récentes, c’était la seule vie depuis le départ des animaux. J’écoutais les aiguilles de pin craquer sous mes pas. J’avais peur de rentrer à la ferme. Je craignais de les trouver au lit. Je me suis mis à songer à ce que furent les pérégrinations de mon ancêtre des cavernes dans ces mêmes bois. L’inquiétude sans fin. L’alerte jusque dans le sommeil. Les petits coups rapides en se gardant de tous côtés, et qui ne réchauffent même pas. Qui soulagent. Comme de pisser. A-t-il vu son visage dans le miroir des yeux de cette sorte de babouine plutôt qu’au hasard des rivières et des flaques ? Il a dû être très surpris, en fait effrayé, il a donné de grands coups de gourdin. Il fallait bien l’admettre, la tête hirsute en miniature dans le regard de cette créature étrange avait quelque chose à voir avec l’Homme. Mais quoi ?
Je me baissai vers une branche morte et, l’émondant, j’improvisais une élégante badine, après quoi marcher d’un pas alerte, cinglant de ma canne fourré après fourré – très colonel britannique sémillant, mais à la retraite. Ce renouveau ne tint pas.
Une vieille dame a bondi hors d’un buisson.
Elle retomba dans l’herbe, accroupie. Elle était tout en noir du capuchon aux bas de coton. Une sorte de petit Chaperon noir. Elle m’observait.
2
Je voyais ses yeux verts larmoyer dans l’obscurité du capuchon. J’ai cru qu’elle allait me tendre une pomme.
– Vilain bonhomme ! Vilain bonhomme !
Elle gémit, tourna sur elle-même, et disparut à petits bonds dans les fourrés. Un fagot de brindilles qui bougeait.
Elle m’avait assurément changé les idées. Il n’est pas courant de croiser une sorcière. J’étais trop surpris pour avoir eu vraiment peur. Trop découragé pour imaginer quels vœux à exaucer.
Il y avait donc quelqu’un sur cette planète morte.
3
Je n’ai pas eu à patienter longtemps. Il est arrivé en courant. On a vu aux Jeux olympiques des marathoniens atteindre la ligne d’arrivée disloqués, erratiques, des pantins de bois sans yeux. Je crains que, pour César, il n’y ait pas de ligne d’arrivée. Il s’est effondré dans mes bras. Il puait. Je l’ai écarté. Il croyait me parler. Son essoufflement était si fort qu’il emportait presque tous les mots.
– Maman … Me court après … Maison …
– Reprends ton souffle, ET. On va à la ferme.
César était déshydraté, je pensais que la plus grande urgence était de lui donner à boire. Je pensais que cette dame n’aurait pas dû être des nôtres. Je pensais qu’elle n’avait pas pu bondir hors de Paris, sauter de mètre en mètre par les routes et autoroutes désertes pour retrouver son petit au flair, à l’odeur. Je pensais qu’elle n’était pas une grenouille changée en vieille folle par un coup de baguette magique. Il n’y avait pas une anomalie surnaturelle dans cette course-poursuite éperdue. Il y avait des causes et des conséquences … Je pensais qu’une certaine idée de soi persistait dans l’incohérence du monde. Un fil ténu résistait, la fragilité pathétique d’un rôle à tenir qui était le fond de tout être humain.
Au niveau du sol, une ombre, morcelée par les mouvements des feuilles, s’est déplacée dans le sous-bois.
C’était maman.
César eut un cri suraigu. Maman fut un instant cachée par la main de César qui me la désignait. Elle parut bondir de la paume du publicitaire et disparut derrière un sapin, réapparut en sautillant d’un buisson à l’autre, se rapprochant.
– Vilain petit bonhomme ! Vilain petit bonhomme !
L’odeur de la sueur et du vomi de la maladie s’est dissipée avec César dans les parfums du bois de pin.
J’étais seul.
J’ai jeté cette stupide badine. J’avais froid, soudain. Je boutonnai ma veste, en relevai le col, plongeai les mains dans mes poches, et j’ai marché d’un pas moins leste, voyant mieux devant moi l’inanité de toute explication de ce monde.
Il y a dans le creux d’un masque une empreinte vide où on ne peut tout à fait se reconnaître.
[à suivre]