1001 VIES (506) : SOLANGE CREPON – 33

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Mélancolie
Je regardais en l’air depuis le comptoir du Bizarre. Les toits autour de la Maison carrée étaient des terrasses fleuries ou composés de tuiles inclinées. Un petit nuage, rougi par un rayon de soleil couchant, glissa dans le reflet de la vitre étroite d’un pignon. Ce nuage m’a rendu fou de nostalgie.
– Nous sommes à peine ébauchés du chaos, Pellerin.
– C’est pourquoi je ne sors jamais sans avoir passé mes chaussettes en soie violette de chez Gamarelli, le tailleur du pape.
Le patron rééquilibra une gravure de l’Ere industrielle qui représentait les chemins de fer de la gare de Lyon, vus depuis la porte-tambour du Train bleu.
Madame Ines leva la tête, disjoignit les doigts du manche de son balai et désigna le tableau.
– J’ai jamais osé vous dire. Vous aimez cette belle image triste. Vous avez travaillé aux chemins de fer ?
Monsieur Célestin eut un geste imprécis. Ils regardèrent ensemble les panaches de fumée en suspension et les mouchoirs qui flottaient aux fenêtres des wagons.
– On a un repas de mariage pour demain, chère Ines.
– À trois reprises c’est le même effet de souffle, dit Balibar dans leur dos.
– Pour un mariage ?
Un monde cruel
Quand Balibar, un peu pâle, nous apprit l’attentat du jour, les conversations effarées se généralisèrent dans un grand brouhaha confus, personne n’écoutant qui que ce soit. Les bistrots sont d’importants réseaux ferroviaires aux voies sans nombre où circulent dans tous les sens et sans le moindre aiguilleur de longs convois d’opinions pertinentes.
Je défriche.
– Une fois la commotion nerveuse passée, l’insensibilité devant l’horreur de l’attentat se propage assez vite, la profonde indifférence, presque animale.
– A croire que seul le silence est honnête.
– Le roi est nu.
– Mon père bossait comme chef de gare, ma bonne Ines. Il a eu le pied écrasé dans un aiguillage.
– Oh !
– Un attentat qui fasse « peu » de morts au Canada ou à Marseille nous touche bien plus que les massacres dans les pays musulmans.
– On dirait que le thermomètre de notre émotion dit bien mieux que notre bonne volonté – implacablement – comme l’Occidental a différencié de tout temps la qualité de la quantité.
– La gangrène s’est prise à sa jambe. Il n’a pas voulu être coupé, comme il disait. La tristesse lui est montée au cœur.
– Ah ?
– Jusqu’à présent, à ma connaissance, un seul être au monde a été touché par une météorite : une obèse hypocondriaque alitée sur les bords du Potomac.
– Il est vrai que la ville est un important centre de triage pour la région, monsieur Célestin.
– Et le soir de l’attentat ce n'est pas mieux, ce sont les médias et le Grand Spectacle et l’excitation nerveuse et la tour Eiffel illuminée aux couleurs de la France !
– Nous sommes pris au piège d'une perversion généralisée.
– Un radio-élément, le tellure 128, a une durée de vie de 1,5 10 puissance 24 années qui représente cent mille milliards de fois l'âge de l'univers.
– Le bigbang est un pet sur la toile cirée du Temps.
– Ce serait à devenir mystique si on était capable de voir longtemps jusqu’à l’os.
– Ce n’est pas dans nos cordes.
– Le traintrain de l’inattention bienveillante est de retour.
– Je prends chaque soir un bain de petit lait.
– Le fils du maire a passé commande d’un aïoli, Ines. Vous m’aiderez à la cuisine ?
Madame Ines rajusta l’emplacement du cadre et ce fut une réponse.
On se salua et les dos se dispersèrent dans la nuit de la ville.
Monochromie
À chaque instant chacun se remémore qui il est – l’esprit faisant obligeamment le tour complet du corps, orteils compris, pour nous reconstituer tels que nous sommes ou du moins nous connaissons. L’être humain à tout moment se remonte comme une montre et donne l’heure de ses souvenirs.
Nous ne cessons de nous reconnaître nous-mêmes. Plus ou moins. Nous sommes constitués d’une multitude d’identités dans lesquelles nous prélevons constamment pour répondre aux soucis du présent, plus rarement aux besoins de notre survie.
Ces identités sont des nuances de soi qui présentent généralement (à moins de maladie psychique) assez peu d’écart. Une monochromie dont Dieu seul goûterait les teintes. Nous apprenons sans cesse à nous choisir. Nous sommes une réponse. Cette dernière agit en interaction avec une foule de ces réponses sans cesse changeantes que sont les autres. Ce dispositif s’appelle la société. Il se doit d’être harmonieux mais se dérègle en guerre civile si une réponse demande : quelle est la question ?
[à suivre]